dimanche 18 octobre 2020

Druk

Pour mon retour au cinéma, après des mois d’abstinence, j’avais besoin d’un film qui ne me déçût pas. Or, l’équipage formé par Thomas Vinterberg (réalisateur), Mads Mikkelsen (1er rôle) et Sisse Graum Jorgensen (la productrice la plus charismatique de Zentropa), constituait une garantie : c’est la même bande (y compris certains des seconds rôles) qui avait produit le génial « Jagten » en 2012. Le risque était donc minime, et il était probable que je passerais un bon moment malgré ce foutu masque. Nous étions une trentaine, éparpillés dans la salle n°4 du Pathé Opéra, heureux d’être là plutôt que dans la froidure parisienne qui glaçait le sang des promeneurs. À son aise, et visiblement passionné par le monde de l’école, Thomas Vinterberg nous y invite une nouvelle fois : il n’y est plus question de pédophilie, mais des parcours initiatiques et de la bienveillance qui peuvent transformer l’inquiétude et le spleen en espérance, sinon en joie. La subversion étant inscrite dans l’ADN du cinéma danois (et suédois), notamment parce qu’elle est profondément cinématographique, l’histoire qu’on nous raconte nous dérange autant qu’elle nous fascine et nous amuse. Il y a du génie dans un cinéma qui est capable, tout en suscitant de la gêne (y aurait-il une coupable complaisance des auteurs à l’égard d’un vice condamné par la santé publique), de nous divertir (une bonne gestion de l’ivresse peut apporter joie et drôlerie : il est vain de le nier). Cette profondeur d’âme – qui est la nôtre aussi – est racontée sans détour, avec une franchise lumineuse : nous sommes tous à la fois abattement et fantaisie, fatigue et énergie, tristesse et joie… Les masques tombent pour laisser place à l’humanisme/humanité. L’amitié est portée aux nues. Dans son rôle, Mads Mikkelsen est une nouvelle fois magistral, déployant son art avec une incroyable générosité, celui d’un acteur à la fois émouvant, pathétique, séduisant, drôle… La mise en scène des relations que les quatre professeurs/amis développent avec leurs élèves est à la fois touchante et sobre. C’est du grand art.



jeudi 10 octobre 2019

Joker

Le film est plus sombre qu’il n’y paraît, et en tout cas il m’a surpris par sa noirceur, même si sa bande-annonce suggérait déjà un enracinement de la vilenie du personnage dans une vie de souffrance. Warner a cru à un portrait cruel, mais ô combien fondateur, et peut-être même subversif, de Joker. Le film n’est pas sans attache contemporaine, le gilet jaune du personnage suggérant même une adhésion à un mouvement qu’une telle fiction pourrait stimuler. C’est un film à la fois grandiose et dangereux. L’acteur est célébré comme il se doit, Joaquin Phoenix figurant parmi les acteurs les plus émouvants du cinéma étasunien... Chez James Gray, dans « The Yards », dans « We Own The Night », puis dans « Two Lovers », notamment, mais aussi chez Woody Allen, chez M. Night Shyamalan... Comparaison n’est certes pas raison, mais son Joker dépasse de très loin celui de Heath Ledger (version fanfaronne), acteur qui n’avait pas constitué une œuvre d’envergure comparable. Dans ce portrait terrifiant, mais aussi bouleversant, la fabrication de cet esprit criminel semble naturelle, c’est à dire découlant de manière évidente, ou inévitable, d’une accumulation d’injustices que seul un surhomme pourrait dépasser par une forme héroïque de résilience. Non, la résilience apparaît bien comme inatteignable pour Joker. Son destin est scellé. Et il semble que le nôtre soit défié, selon que nous choisissions le camp du chaos ou celui de l’ordre. Mais attention, car si l’on s’engage à ses côtés, il faut être prêt à faire couler le sang... Dont chacun pourra ensuite se peinturlurer le visage. Musique puissante, mise en scène somptueuse... À ne pas rater !

lundi 30 septembre 2019

A Rainy Day in New York

La constance/cohérence du vieux maître dans la mise en scène de ses films est impressionnante. Écriture, direction d’acteurs, musique, décors, montage sont au plus haut niveau d’exigence. Capable y compris d’innovations sur le plan esthétique (lumières et cadres surprenants de la part de son vieux chef opérateur), Woody Allen a constitué une œuvre harmonieuse, dont une particularité - chérie ou détestée en fonction du public - est la projection qu’il impose à tous ses personnages, chacun d’eux étant ersatz de Woody. Son apparition, sous les traits de Timothée Chalamet, est tout à coup rafraîchie par rapport aux films dans lesquels il se mettait en scène, mais il impose quand même au jouvenceau de vieilles fripes typiques de sa propre dégaine, faite de tweed et de chemises à carreaux. Et le voilà aussi sous les traits de Liev Schreiber, qui interprète un réalisateur torturé, puis de Jude Law, son producteur cocu, antagonistes tous du détestable tombeur latino qui déshabille enfin Elle Fanning... C’est un vaudeville très haut de gamme, qui m’a véritablement enchanté. On retrouve évidemment l’amour ô combien compréhensible de Woody Allen pour New York, ville d’architecture, de jazz et d’opulence cultivée... Ce qu’il y aurait de mieux, de manière vacancière, ce serait peut-être Paris. Mais Timothée/Woody a choisi pour de bon : New York ! À voir en salle pour le plaisir d’échanger des rires avec un public.


dimanche 15 septembre 2019

Zone Blanche

C’est une série française haut de gamme, conçue avec une authentique ambition internationale, et un engagement assez impressionnant des talents formant la « distribution ». Des partis pris esthétiques très forts, inspirés du cinéma étasunien, mais qui rappellent aussi les univers visuels scandinaves, nous invitent dans un « ailleurs » fortement mystérieux et en décalage fort avec la représentation habituelle de la France de province à la télévision. Brouillard, immensité et majesté de la forêt, montagne, et finalement une prégnance naturelle qui s’impose constamment aux personnages - et au public - ne sont pas exactement suffocants, parce que justement la nature nous oxygène, mais assez oppressants. C’est un monde parallèle, organisé autrement, où quantité de licences sont accordées aux gens qui s’y trouvent, l’ordre n’étant incarné que par un petit peloton de gardiens dysfonctionnels, abîmés, corrompus... Ils tiennent tout de même à faire valoir une justice de bon sens, à la fois pratique et satisfaisante pour l’audience. La morale y est vaguement sauve. La nature prévaudra sur les ambitions méprisables des gangsters pollueurs... Mais les personnages rouleront quand même dans des voitures sans âge qui semblent gourmandes en essence. Et puis Brigitte Sy est impressionnante dans le rôle de Sabine... Rattrapage possible grâce à Netflix.


mardi 10 septembre 2019

La Vie Scolaire

La bande annonce est gentiment trompeuse, en nous faisant croire qu’on verra une comédie bouffonne, alors que les auteurs dépassent ce genre en évoquant (sérieusement) l’École et le rôle fondamental qu’elle peut jouer dans l’émancipation des adolescents. Car tout ne se joue pas à la maison, dont les défaillances peuvent être lourdement préjudiciables à l’épanouissement d’un enfant. Illettrisme, pauvreté, violence... L’École est un sanctuaire et un guide. Tout comme l’Europe en tant qu’institution est immensément vertueuse en tant que préceptrice des bonnes pratiques démocratiques. Un profond humanisme habite le film, soucieux de bienveillance à l’égard d’enfants qu’ailleurs on se contenterait de punir. La punition n’a pas complètement disparu de l’École, mais elle intervient plus tard à Saint-Denis qu’à Saint-Placide. Certains mots (et pensées) qui étaient inaudibles/inacceptables dans une salle de classe des années 1985 ont percé la membrane symbolique qui protégeait l’enceinte scolaire et rejoint le lexique partagé par les enseignants et les élèves. Ce sont les mots de la communication moderne, de la musique, mais aussi de la bêtise hélas. L’émancipation vraie passe par une révolution verbale/langagière. Les déblatérations imbéciles qui forment le langage « jeune » sont symboliques d’une exclusion du monde. Les auteurs s’attachent donc aux mots et aux sentiments qui les animent. Y a-t-il dérision ou sérieux dans la profération d’insultes racistes ? Est-il possible de ne pas verbaliser une colère sincère, d’appeler sa propre intelligence au secours, d’éviter bannissement et échec ? Un film sensible et généreux.


dimanche 25 août 2019

Roubaix, Une Lumière

Aux commandes artistiques de ce grand film, il y a d’abord ses auteurs/créateurs, Arnaud Desplechin, scénariste et metteur en scène, Léa Mysius, sa co-scénariste, et Grégoire Hetzel, le compositeur de la musique originale de « Roubaix, Une Lumière ». À leurs côtés, un acteur impérial semble agir comme auteur lui aussi : Roschdy Zem. La lumière évoquée dans le titre émane de son personnage, un commissaire de police intègre et bienveillant. Dans « Only God Forgives » (Nicolas Winding Refn), le personnage de Chang symbolise la nécessité de la punition : impitoyable envers les criminels (occidentaux) ce héros apparemment humain semble extrait d’une bande dessinée (univers où la violence est acceptable). A contrario, Yacoub Daoud, qui est lui aussi une abstraction mystique, une interprétation romanesque du moine soldat, est à la recherche d’une justice compassionnelle, à mi-chemin entre orient et occident. Lui est parmi nous pour sauver l’humanité. Sa pureté morale, qui d’ailleurs lui fait préférer la compagnie des chevaux à celle des humains, lui confère une sérénité majestueuse qui préside à ses œuvres. Il est le grand prêtre universel à qui Dieu a confié sa ville la plus faillie, la plus exposée aux dérives morales, et dans laquelle il est l’ordonnateur. C’est une mission impossible à l’échelle d’une ville damnée, mais auprès de chacun, de manière fraternelle, il agit sans ciller. Le cadre, parfois surprenant dans ses mouvements, mais toujours somptueux, magnifie la bonté de son personnage. Sa voix, comme une berceuse, s’immisce dans les âmes fragiles, serpente langoureusement jusqu’à la vérité, et comprend... Comme à confesse. En pensant à la grande sagesse qui semble imprégner cette œuvre extraordinaire, je me souviens d’Hubert Selby Jr et de l’apaisement qu’il avait trouvé dans la religion, lui qui avait tellement souffert. Le film d’Arnaud Desplechin est autant manifeste que piqûre de rappel : il existe un cinéma d’auteur vivant capable de nous émerveiller et de nous émouvoir.


samedi 17 août 2019

Can you ever forgive me?

Je me sens obligé d’évoquer d’abord la brillante performance de Melissa McCarthy dans ce joli film new-yorkais (réalisé par une femme). On la connaît et on l’adore dans des rôles burlesques et outranciers, Hollywood s’étant emparé de son physique pour en exploiter principalement le potentiel comique. Mais, comme c’est souvent le cas avec les amuseurs, ils recèlent un potentiel tragique extrêmement intense. Je pense notamment à Coluche bien sûr, mais il y a de nombreux exemples... Dans ces rôles qui leur permettent d’exprimer leur profondeur d’âme, il semble qu’ils disposent enfin d’une occasion d’être eux-mêmes, fragiles et tristes. Contrairement à Julianne Moore, initialement choisie pour interpréter le rôle de Lee Israel, écrivaine méprisée et faussaire talentueuse (quoique condamnée pour ses contrefaçons géniales), Melissa McCarthy avait la possibilité d’incarner le rôle d’une manière assez ressemblante, en s’enlaidissant un peu quand même... Misanthrope (quasi) systématiquement déçue par ses tentatives de renouer avec l’humanité, elle est dépeinte aussi comme une grenade créative, égotique, talentueuse, et pudiquement drôle. Elle était, en tant qu’alcoolique, un aimant à chiens galeux, elle qui était pleinement femme de lettres, c’était à dire femme à chats. C’est un film à la fois sombre et lumineux, porté par des acteurs émouvants, et racontant une histoire qui offre une belle matière à réflexion sur la supercherie qui gangrène le marché de l’art...